La « théorie de la bulle carrée »

Sébastien Lapaque chez Actes Sud

Lire la critique du livre de Sébastien Lapaque par Didier Langlois

Ouvrir le livre de Sébastien Lapaque « Théorie de la bulle carrée » c’est un peu comme déboucher une bonne bouteille de champagne et, pour peu qu’il s’agisse d’un champagne du domaine Jacques-Selosse, on prend plus de temps pour le déguster. Plus précisément, le déguster « en jubilant » puisque l’objet de ce livre, comme nous le dit l’auteur, ou plutôt le narrateur, n’a « d’autre mobile que la jubilation… Comment faire entendre sans paroles les transports de son allégresse ? En jubilant… Si tu ne peux pas le dire, chante-le ! C’est ainsi qu’il voulait célébrer le mystère des bulles carrées. En chantant ».

Nous pourrions donc reprendre en chœur la fameuse chanson de Michel Sardou en y ajoutant un couplet pétillant que je laisse à chacun le soin de composer après la lecture de ce livre.

Dès les premières gorgées, le charme opère. Les premières bulles, qui ne sont pas encore carrées, emprisonnent notre guide minuscule, messager volatile, pour un voyage de 133 pages au dessus de la champagne, au dessus du « terroir mental d’un vigneron d’exception » : Anselme Selosse. « Qui croit qu’un homme ait porté un nom par hasard » se demande notre guide très sérieusement, car nous ne sommes pas ici dans le jeu des fiches prénoms, ni dans la statistique de ceux millésimés, mais dans quelque chose de plus profond qui nous renseigne déjà sur la nature, je devrais dire la « substance » du vigneron. En effet, par strates successives et par le jeu des correspondances, notre guide met au jour le Saint Patron d’Anselme Selosse à savoir Saint Anselme de Cantorbery « à la fois bénédictin et métaphysicien. Un moine et un philosophe ! deux traditions, deux vocations dont la rencontre ne laissait pas d’émerveiller le vigneron qui la perpétuait à l’heure de la Technique. »

Je vois bien maintenant notre guide dans sa bulle enfermé prendre les habits d’Anselme Lanturlu, personnage candide des bandes dessinées de Jean-Pierre Petit, physicien d’exception qui, lui, nous expliquait « Les trous noirs » ou « Tout est relatif ». Le lecteur de la « Théorie de la bulle carrée », lui, commence alors à entrevoir ce que pourraient signifier les bulles carrées de ce « Picasso du chardonnay ».

Je me suis permis de dire plus haute que la référence au prénom était importante, alors qu’elle pourrait passer pour anecdotique, en ce qu’elle nous amène à tout une série de contrepoints qui nous projettent toujours vers un même lieu : le terroir. « Appuyé sur des intuitions lumineuses et surprenantes, Anselme touchait l’être même des choses en progressant de l’extérieur, ab exteriori, à l’intérieur, ad intima », et comme il ne faut « pas négliger la littérature, la philosophie et les paysages de la terre », notre Anselme Lanturlu nous rappelle l’intérêt du vigneron pour les interminables phrases proustiennes qui, progressivement, remontent ou plutôt s’enfoncent ad intima dans « l’immense édifice du souvenir ». Et c’est ainsi que la cuvée « substance » marque la pleine originalité du travail d’Anselme Selosse, l’influence de l’Espagne dans la conception de cet antimillésime créé selon la méthode des « solera[1]« .

Je ne peux m’empêcher de penser à Flaubert et voir également une certaine intimité entre les deux hommes lorsque l’écrivain notait ce qu’il ressentait alors qu’il rédigeait la scène de l’adultère (Madame Bovary) : « Aujourd’hui, par exemple, tout ensemble, homme et femme, je me suis promené à cheval dans une forêt, par un après-midi d’automne, sous les feuilles jaunies, et j’étais les chevaux, les feuilles, le vent, les paroles qu’ils se disaient et le soleil rouge qui faisait s’entrefermer leurs paupières noyées d’amour ».

Il me semble que le lecteur ne peut qu’être sensible à toutes ces correspondances et à tous ces contrepoints dans la mesure où, plus que l’activité de vigneron, il s’agit du fonctionnement de la vie elle-même, inscrite dans l’ordre naturel des choses. Nous pourrions presque en déduire l’équivalence vigneron/terroir (« la richesse du sol, l’air, la plante, la pluie, l’ensoleillement ») et c’est en cela que « La Théorie de la bulle carrée » possède une saveur particulière.

Naturellement, Anselme Selosse est amoureux des mots, de leur étymologie « racine d’une plante et racine des mots, c’est un peu la même chose, non ? ». Là aussi, il remonte le cours du temps et c’est pourquoi, afin de mieux connaître le vigneron et « écrire sa « Théorie de la bulle carrée », notre Anselme Lanturlu va consulter des dictionnaires de langue française, des dictionnaires d’étymologie plutôt que le « Guide Parker des vins de France », une manière d’indicateur du cours du bois de chauffage, dit-il avec beaucoup d’ironie, rédigé par un yankee du Maryland ».

Cette intimité profonde avec la nature, et c’est là aussi un enseignement précieux, fait que notre vigneron « est plus proche du naturel que de l’artificiel, du bidouillé, du maquillé ». Mais toute cette notoriété acquise et reconnue, toute cette recherche d’authenticité ne se sont pas faites du jour au lendemain et encore moins sans risque : « L’année 1983 fut extrêmement difficile à vivre. Nous nous sommes dit que nous n’allions jamais y arriver, que l’aventure allait prendre fin. » Il fallait également supporter la mise à l’écart puisque les pratiques du vigneron étaient loin de « l’industrialisation du vignoble champenois (qui) se poursuivait à vive allure. Dans les laboratoires d’œnologie, on parlait de cuves en inox thermorégulées, d’osmose inverse, de contacteurs membranaires et d’extraction innovante. Au cœur d’une cuverie high-tech capable de produire 30 millions de flacons chaque année sans s’encombrer de travail vivant, il existait même une « infirmerie » où l’on envoyait les vins malades afin qu’ils ressortent en bonne santé. Par quel miracle, par quel artifice ? »

Ce que le lecteur aura compris c’est que, quel que soit les risques pris, c’est la force de détermination qui compte et la confiance en soi. C’est dans ce sens que plus qu’un livre sur le vin, « La Théorie de la bulle carrée » est un livre sur la vie.

J’ai été heureux de retrouver dans la bibliothèque d’Anselme Selosse, outre les différents dictionnaires, les livres de Claude et Lydia Bourguignon, « La vie secrète des arbres » de Peter Wohlleben. J’ai été encore plus heureux de voir également « Ma vérité sur la mémoire de l’eau » de Jacques Benveniste : « Comme toujours, le pas de côté d’Anselme Selosse était très subtil et très réfléchi. Il était naturellement sensible au respect de la terre, à l’attention portée à la vie du sol et à la transmission d’informations par l’eau indépendamment de toute réaction chimique ou physique quantitative comme c’était le cas avec l’homéopathie. La nature avait ces mystères. Les esprits forts avaient beau ricaner, tout conduisait à penser qu’il existait, dans la structure de l’eau, des mouvements que les prochains siècles se chargeront de comprendre. » (les expériences de Jacques Benveniste ont été reprises par le prix Nobel Luc Montagnier qui essuya autant de mépris et d’opprobre que son illustre prédécesseur).

Les prises de position d’Anselme Selosse semblent donc toujours motivées par son attachement à ses (nos) racines et au souffle du vent. C’est ainsi, comme nous venons de le voir, qu’il ne craint pas d’aller à contresens si son intuition le pousse à digresser : « la digression était un art, c’était une discipline – et ce n’est certainement pas Anselme Selosse qui aurait prétendu le contraire ». La bulle est bien devenu carrée !

De longues et très belles pages sont consacrées à sa rencontre avec le paysan-philosophe japonais Masanobu Fukuoka en février 2004. D’autres sont consacrées à son expérience de la pratique biodynamique qui s’est arrêtée quelques années plus tard : « J’avais adhéré sans réfléchir. A un moment je me suis dit que je ne m’y retrouvais pas, j’étais comme un idiot qui appliquait les choses sans avoir lu le mode d’emploi. » Et nous pouvons imaginer que c’est après avoir lu « le mode d’emploi » qu’il s’est rendu compte que « Rudolf  Steiner (le fondateur de la biodynamie, ndr) avait travaillé sur des plantes annuelles, semées au printemps… mais ce n’était pas logique d’appliquer cette méthode aux arbres et aux vignes qui étaient des plantes pérennes… Grâce à ma rencontre avec Masanobu Fukuoka, grâce à mes lectures des travaux sur les arbres, j’en suis venu à substituer le système de pensée de la sylviculture à celui de la biodynamie ».

Le livre se termine par un éloge du « toucher de bouche » qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui avec Jacky Rigaux : la pratique de la dégustation géo-sensorielle. Je ne résiste pas au plaisir de terminer cet article par une longue citation d’Anselem Selosse :

« Les composés aromatiques des bulles sont très particuliers puisqu’ils sont véhiculés par le gaz carbonique dissous dans l’eau qui devient de l’acide carbonique Mais j’ai tendance à faire un peu abstraction de tout ce qui est aromatique pour m’en tenir à l’épaisseur du vin, une qualité caractéristique des champagnes. J’ai trop fréquenté de personnes qui faisaient l’apologie des arômes, comme le critique anglais Tom Stevenson, sans jamais évoquer leur ressenti en bouche: saveurs, texture et tout l’imaginaire qui va avec. C’est ce qui me plaît dans un vin : il est né comme ça, long, court, gras, maigre, et l’homme n’y peut pas grand-chose. J’ajoute qu’il est assez facile de bidouiller les arômes alors que la consistance, donc le goût qui lui est associé, est difficilement modifiable. J’aime les sensations que l’on ne peut discerner qu’en bouche, le ressenti, la densité pétillante que l’on trouve entre la langue et le palais. Certains critiques du vin donnent trop d’importance à l’analyse olfactive : ils accordent leurs points aux arômes. Cela encourage les élaborations techniques avec des éléments exogènes capables d’apporter les notes requises ».

Bonne dégustation !


[1] Méthode qui consiste à additionner les millésimes successifs dans une cuve unique pour faire éduquer les jeunes vins par les anciens et obtenir ainsi un antimillésime où l’accident des années consécutives s’efface au profit de la substance du jus de raisin fermenté. Sébastien Lapaque

Allégorie Karel Dujardin (1663)