Hommage à Jacques Puisais

Par Jacky Rigaux

Jacques Puisais et Jacky Rigaux lors des Rencontre Henry Jayer 2019

En saluant la mémoire de Jacques Puisais, s’impose immédiatement en moi une évidence : il a été un acteur majeur du sauvetage des aliments et des vins fins au XXème siècle. En sortant de la dernière guerre mondiale, la soif de liberté retrouvée s’est conjuguée à la frénésie de la production-consommation avec une banalisation industrielle des productions agricoles réalisées à coups d’engrais chimiques, de pesticides, d’herbicides, de fongicides… L’empreinte de l’origine disparaissait de plus en plus au profit d’une construction de goûts de plus en plus artificiels. Face à cette déferlante de produits industriels de marque proposés par l’industrie agro-alimentaire, il contribua à sauver les productions paysannes et artisanales, marquées par la singularité de leur origine : des aliments comme des vins ou spiritueux qui délivrent un message, une histoire, un savoir-faire, une tradition de goûts à la diversité enchanteresse.

En fondant, en 1976, l’Institut français du goût, il inscrivit en son fronton que le « goût juste » naît toujours d’une production agricole fière de son paysage d’origine et du savoir-faire ancestral du paysan ou du vigneron qui l’a accouchée. Car c’est toujours d’une naissance qu’il s’agit, celle d’un produit qui ne vient pas de n’importe quel lieu, un produit qui naît dans un terroir servi par un savoir-faire. En parlant du vin fin, nous retenons tous sa merveilleuse déclaration : « le vin doit avoir la gueule de l’endroit et les tripes de l’homme… Au fond du verre, je veux retrouver le paysage du lieu où je suis ». C’est ce qui guide aujourd’hui l’esprit et la main du paysan et du vigneron désireux de nous proposer des produits sains et sincères.

Passé à table, on comprend alors pourquoi il aimait qualifier cette expérience du repas comme « un instant de table ». Plaisir indéfiniment renouvelé car l’huître n’a pas le même goût quand elle vient de Bretagne, du Bassin d’Arcachon ou du Pacifique, et le goût varie avec les saisons et les assaisonnements (voir le beau reportage d’Alain Passard sur France2 ICI). Le vin de Chinon change avec le temps, diffère de celui de Bourgueil, porte l’empreinte également du vigneron qui l’a mis en bouteille. Le goût de l’aliment ou du vin diffère également avec l’humeur du jour, les compagnons de table, la fête que l’on célèbre… D’où la création de son beau concept du goût comme « expérience psychosensorielle » où nos cinq sens sont activés, notre mémoire également, et toute la complexité de notre personnalité. Bref, manger est un acte culturel, un moment d’altérité, une célébration, et parfois une communion. Le bien manger et le bien boire sont des activateurs du plaisir d’être et du plaisir d’être ensemble. Expérience esthétique autant que physiologique. Pour notre survie, l’eau suffit… Jacques a bien mérité son qualificatif de « philosophe du goût » !

Son message n’a pas été suffisamment reçu par une France qui a engagé bien trop frénétiquement et massivement son agriculture dans le productivisme, qui a imposé à ses paysans de se faire exploitants au service de l’industrie agroalimentaire. Heureusement, le « réveil des terroirs » est en route, en particulier grâce à Jacques. Les paysans et les vignerons se réveillent et les amateurs de produits sincères sont au rendez-vous. Marre du camembert industriel, vive le camembert de Normandie AOP au lait cru ! Les disciples de Jacques Puisais sont là, Périco Légasse en tête, bien décidés à faire vivre et apprécier cette agriculture et cette viticulture paysannes, génératrices de produits d’origine issus de bonnes pratiques respectueuses des équilibres naturels des sols.

Ma dernière expérience aux côtés de Jacques remonte aux « Rencontres Henri Jayer 2019 », rencontres qui rassemblent chaque année une quarantaine de vignerons venant de France et d’ailleurs. Il était l’invité majeur, avec le jeune chercheur en neurosciences et sciences du goût de l’Institut Pasteur, Gabriel Lepousez. Quel bonheur ce fut d’associer ces deux générations au service de la promotion du goût et du vin fin de lieu. Jacques était rayonnant, et du haut de ses 92 ans il avait la grâce d’un jeune homme, l’élégance du danseur, la verve de l’orateur, la profondeur du sage, la bonhommie de l’homme simple qu’il était resté. Un « trésor national vivant » selon la belle parole de Natacha Polony qui préside aujourd’hui l’Institut français du goût. Et un trésor ne se perd pas, il reste en nos cœurs bien tristes aujourd’hui, mais riches de la mémoire d’hommes de la trempe de Jacques Puisais.

Claude Bourguignon avec J.M Deiss
J.M Deiss avec Gabriel Lepousez. En arrière-plan Claude et Lydia Bourguignon