Intérioriser la dégustation

Dégustation organisée par l’Université des grands vins du lundi 27 janvier 2020.

Article de David Lefebvre

A l’origine, l’électricité n’existait pas. Les dégustations qui se déroulaient en cave se faisaient obligatoirement à la bougie, la lumière vivante, ou dans la pénombre. Cette ambiance lumineuse spécifique apparaît comme une des conditions importantes pour percevoir les messages du lieu délivrés par le vin à travers la dégustation géo-sensorielle.

Les conditions d’obscurité et de verre noir pendant une dégustation permettent d’affranchir le cerveau des informations délivrées par la vue. La vision prédispose les autres perceptions sensorielles jusqu’à tromper son dégustateur, ou tout au moins l’influencer dans ce qu’il va percevoir en bouche. Chez l’humain, la vision occupe une part dominante de notre système neurosensoriel. C’est une de ses caractéristiques, comparé par exemple à certains mammifères nocturnes, comme le hérisson, chez qui les informations neurosensorielles sont surtout alimentés par l’olfaction. C’est par l’olfaction que ces animaux reconnaissent un congénère, un aliment ou un lieu, ce qui en fait de potentiels experts en sommellerie du point de vue leur capacité à identifier un vin par l’olfaction.

Pour éviter que la vue piège le cerveau à propos d’un objet sensoriel tel que le vin, l’idée est donc de le déguster dans un verre noir et au mieux dans l’obscurité. Afin d’éviter également que l’observation de la robe, de la limpidité, ne le catégorise et ne vienne finalement « piétiner les autres sens », dirait Gabriel Lépousez, neuroscientifique. Ajoutons à ceci que dans nos conditions d’ambiances modernes de dégustation, le spectre lumineux est issu de lumières artificielles. Or, toutes les longueurs d’onde proposées par les lumières artificielles aujourd’hui ne sont pas propices à une bonne dégustation, et à mettre le dégustateur dans de bonnes conditions de concentration et de se centrer sur ce qu’il perçoit en bouche pour décrypter notamment les informations tactiles, la viscosité du vin, sa granulosité, les représentations de formes générées par le liquide soumis à un mouvement dynamique lors de son ablution.

Déguster dans l’obscurité permet de mieux percevoir les caractéristiques d’un vin.

Ce lundi 27 janvier, l’Université des grands vins proposait d’aller plus loin et de déguster carrément dans l’obscurité une dizaine de vins. Invités de la soirée, l’universitaire bourguignon Jacky Rigaux, et le géologue Georges Truc, accompagnaient la dégustation des vins soigneusement sélectionnés par l’équipe de Florian Beck-Hartweg, le président de l’UGV, pour leur origine parcellaire, ou climatique (climat de Bourgogne). Objectif assigné aux 90 convives de la soirée : confirmer que la dégustation dans l’obscurité permet de mieux identifier les caractéristiques géo-sensorielles d’un vin (id est : ses caractéristiques gustatives en lien avec son origine parcellaire, son climat). Au programme : meursault, puligny, marsannay, vacqueyras, châteauneuf du pape et un ventoux.

Petit rappel historique introductif de Jacky Rigaux : « La dégustation géo-sensorielle, celle pratiquée historiquement par les gourmets, avec le tastevin, n’a finalement été abandonnée que récemment, vers les années 70 quand Jules Chauvet (1907-1989) a mis en place les fondements de « la dégustation scientifique ». Cette dégustation donne le primat à l’olfaction, les arômes primaires, secondaires et tertiaires en œnologie, que l’on assimile aussi aux arômes fermentaires, variétaux (cépages) et de vieillissement. Jules Chauvet a d’ailleurs développé le verre inao à cette fin qui concentre les aromes en fonction d’un rapport précis entre le volume de vin dans le verre et la surface d’interface vin/air. Seul problème, précise Jean-Michel Deiss, les perceptions aromatiques sont d’ordre très personnel d’un point de vue neurosensoriel. Ceci est lié au fait que les gènes des récepteurs olfactifs présentent une variabilité génétique très forte dans la population, à l’image de la variabilité génétique des marqueurs de notre identité, qui contrôlent notamment nos empreintes digitales. Et, à moins de conventions préalables, chacun reçoit des arômes, une information neurosensorielle qui peut être relativement différente d’une personne à une autre. Dans ces conditions, difficile de parler un langage commun sur la seule base des arômes, il faut élargir le champ sensoriel.  

La forme du verre inao en totale opposition à celle du tastevin

La forme du verre inao apparaît en totale opposition à celle du tastevin qui était l’outil des gourmets, et qui maximalise l’interface vin/air, oxyde le vin et recherche donc sa minéralisation. « Dans cette pratique ancestrale de la dégustation, le toucher de bouche revêt une grande importance, de même que la salivation », précise Jacky Rigaux. Il faut rappeler aussi que la bouche est un organe sensoriel du toucher particulièrement sensible, la langue exerce un effet loupe en présence d’aspérité, de rugosité, de granulosité, avec une sensibilité bien supérieure à celle du doigt. Cela tient au fait physionomique que la bouche concentre sur une surface finalement  assez restreinte 20% des neurocepteurs tactiles du corps humain. Ce qui permet à cet organe de déceler finalement des variations infimes de viscosité des liquides, de granulosités générées par les tanins des polyphénols et leur réaction d’astringence. Se superposent d’autres informations sensorielles lors de la dégustation, telles que l’amertume, la salinité, les sensations trigéminales de fraîcheur ou de chaleur perçues notamment par la dentition, et bien sûr les saveurs de base comme l’acidité, la sucrosité. A la dégustation mono-sensorielle par l’olfaction et la vision, la dégustation géo-sensorielle se veut « poly-sensorielle », souligne Jacky Rigaux. Au final, « il s’agit de se repositionner sur le message du lieux ». 

Représentation mentale de couleur, de formes, de bruits, de sons en phase avec leur origine.

Les vins deviennent vraiment intéressants lorsqu’ils concentrent plusieurs messages du lieu, pas seulement la géochimie et la géomorphologie de la roche-mère, mais lorsqu’ils expriment également des marqueurs de biodiversité spécifiques du lieu, comme des arômes de plantes indicatrices du lieu. Et lorsque les vins suscitent des représentations mentales de couleur, de formes, de bruits, de sons en écho avec leur origine, alors il est intéressant d’aborder la question de son lieu, son climat, en quoi ce lieu se singularise-t-il. C’est pourquoi, les dégustations commentées par Georges Truc s’accompagnent le plus souvent de photos d’éléments de biodiversité faunistique et botanique caractéristiques du lieu. En parallèle de ces informations contextuelles, la dégustation dans l’obscurité apparaît alors comme donnant les conditions les plus propices à l’émergence des représentations mentales suscitées par les perceptions géo-sensorielles, et ainsi une meilleure mémorisation du vin et de ses caractères.

Au terme de cette soirée, les convives ont cheminé vers la dégustation géo-sensorielle en condition d’obscurité, retrouvant de nouvelles capacités gustatives et de nouvelles facettes des perceptions sensorielles. Les 9 vins dégustés ont marqué leur mémoire, eu égard l’extrême concentration et recueillement pendant les dégustations. Quant à l’UGV, elle promet de nouvelles innovations sensorielles dans les 6 prochains rendez-vous viniques qu’elle propose.

David Lefebvre

Attention aux lumières bleues

Les lumières bleues (dites aussi froides) en particulier, sont toxiques pour la rétine et pour les neurones, et causent des céphalées. Elles limitent finalement la capacité de concentration sur la perception des informations sensorielles. Mieux vaut donc éliminer toute source de lumière led ou les néons, et modifier sur ses écrans la couleur, passer en mode « couleurs chaudes » ou « night shift » dans les paramètres d’affichage et de luminosité de ses téléphones.